En Suède, le polar devient une matière. Dont l’enseignement, en progression depuis dix ans, est suivi par des élèves se rêvant en Stieg Larsson et autre Camilla Läckberg.
Anne-Françoise Hivert, Libération, 7 avril 2009
Certains prennent des cours de yoga. D’autres apprennent à écrire un polar. La trentaine, Emma Vretblad, assistante sociale, a opté pour l’écriture. Depuis deux ans, cette petite blonde énergique suit des cours du soir, un mardi sur deux, à la Folkuniversitet de Stockholm. «Au début, c’était juste un hobby. J’avais envie de me mettre à l’écriture, sans savoir comment m’y prendre. J’ai commencé par rédiger une nouvelle. Puis l’histoire a grandi et c’est devenu un livre.» Depuis, elle écrit chaque jour, «le matin surtout», quand son bébé de huit mois fait la sieste. «Evidemment, dit-elle, plus j’avance et plus je me dis que ce serait marrant d’être publiée.»
Emma est loin d’être la seule à rêver de voir son livre trôner un jour dans une librairie. Depuis qu’ils ont fait leur apparition en Suède il y a une dizaine d’années, les ateliers d’initiation à l’écriture de romans policiers se sont multipliés. Et, partout, l’engouement est le même. «On pourrait proposer cinq fois plus de cours, on arriverait encore à les remplir», assure Sören Bondeson, professeur à la Folkuniversitet. Quant aux étudiants, «ils n’ont jamais été aussi sérieux», remarque Johan Wopenka, critique littéraire, membre de l’Académie suédoise du roman noir.
Bondeson confirme. Ses élèves «sont de plus en plus diplômés», avec «des carrières bien établies». Surtout, ils sont «déterminés à terminer un livre et le publier». Certains iront jusqu’à payer de leur propre poche l’édition de leur manuscrit. «Le polar est devenu le support idéal pour ceux qui veulent se livrer à une critique de la société», observe Wopenka. Le genre ne s’est jamais aussi bien porté en Suède, avec plus de 80 nouvelles parutions en 2008, contre une trentaine il y a dix ans. Le succès phénoménal de la série Millénium a encore suscité plus de vocations.
«Avec la crise, j’ai moins de clients, j’ai plus de temps»
Stieg Larsson, défunt auteur de ce best-seller mondial, n’avait pas eu, lui, besoin de cours d’écriture avant de se lancer dans son triptyque. Mais pourquoi se refuser un petit coup de pouce vers la gloire ? Il y a onze ans, Camilla Läckberg travaillait encore pour une compagnie d’électricité à Stockholm. La suite de l’histoire est désormais célèbre. Au Noël de 1998, son frère, sa mère et son mari lui offrent l’inscription à un atelier d’écriture organisé par la maison d’édition Ordfront. Cinq ans plus tard, elle publie son premier roman, la Princesse des glaces. Puis six autres, vendus à plus de 2,5 millions d’exemplaires en Suède et des centaines de milliers à l’étranger.
Asa Larsson et Jens Lapidus sont eux aussi passés par des cours du soir, avant de devenir les nouvelles stars du roman noir à la suédoise. «Quand ils sont arrivés, ils ne connaissaient rien», raconte sans ambages le prof Sören Bondeson. Asa Larsson était juriste à l’Office national des impôts. Jens Lapidus venait de terminer des études de droit. Les cours leur ont permis de «se découvrir». Le reste fut «une question de chance et de timing». Asa Larsson a percé en 2003 avec Horreur boréale. Jens Lapidus, en 2006 avec Stockholm noir, argent facile. Les deux ouvrages, sortis en France en 2006 et 2008, sont devenus des best-sellers en Suède.
Depuis, les agents littéraires se pressent à la sortie de la Folkuniversitet, en quête de nouveaux talents. Sören Bondeson est un homme très convoité. Mais que ses étudiants n’aillent pas se faire des idées. «Quand je les rencontre pour la première fois, je leur dis que, avant de penser à devenir le prochain Stieg Larsson, ils feraient bien de commencer par apprendre à écrire un dialogue ou construire une intrigue», dit-il.
Écrivain et poète, le bonhomme d’une cinquantaine d’années, tout de noir vêtu, donne des cours d’écriture depuis 1993. Il enseigne le polar depuis dix ans. «J’essaie de mettre en garde mes élèves contre toutes les erreurs qu’il m’a fallu dix ans pour apprendre à corriger, en espérant qu’il ne leur en faudra que deux.» Ses livres n’ont jamais été de gros succès commerciaux. Mais il s’en moque, se réjouissant plutôt des progrès de ses étudiants, «dont beaucoup écrivent déjà mieux que Camilla Läckberg», raille-t-il.
Anita Santesson, 43 ans, suit ses cours depuis un an. Cette mère de trois enfants a une petite entreprise de production audiovisuelle à Stockholm. «Avec la crise, j’ai moins de clients, ce qui me laisse du temps», se réjouit-elle. Deux jours par semaine, elle se consacre donc à l’écriture. Son livre, débuté en septembre, fait déjà 250 pages. Il lui en reste plus d’une centaine à rédiger. «C’est une version moderne de Faust, qui se déroule dans une banlieue difficile de Stockholm.» Betty, son héroïne, enseigne l’aérobic dans un lycée, quand elle se retrouve au centre d’un pacte entre le Mal, réincarné dans son voisin ex-drogué, et le Bien, qui a pris les formes d’une femme de ménage haïtienne.
Les cours, assure-t-elle, la font avancer. A chaque séance, les étudiants doivent remettre une vingtaine de pages de leur manuscrit. Chacun reçoit un exemplaire, qu’il devra lire et corriger pour la fois suivante. Les élèves sont une demi-douzaine. Ils ont entre 30 et 45 ans. L’un est juriste dans une banque, l’autre électricien, une troisième a publié déjà deux romans. Les critiques sont dures. Elles portent aussi bien sur la forme que le fond. «Mais c’est pour ça qu’on vient, autrement ça n’aurait aucun sens», observe Emma Vretblad, l’assistante sociale.
«Fais-en plutôt une grosse blonde moche»
Assis en face d’elle, Leffe est en tenue de travail. Il est électricien et suit les cours depuis un an. «Jeune, j’écrivais beaucoup, mais j’ai arrêté à 17 ans. Pourtant, j’ai toujours eu envie de m’y remettre.» Depuis, il n’arrête plus : «J’écris entre deux et trois heures tous les soirs, tout d’une traite, sans faire attention aux erreurs, quand les enfants sont couchés.» Grand amateur de thrillers américains, son héros est un prêteur sur gages, qui va se retrouver accusé à tort d’être un tueur en série et devra prouver son innocence.
Bondeson apprécie le rythme du récit, les personnages plein d’humour, mais il souhaiterait que Leffe tempère «le côté film américain». Par exemple, observe-t-il, «si, aux États-Unis, les médias sont immédiatement sur les lieux d’un crime, c’est pas comme ça que ça marche en Suède». Un autre conseil, à tout le groupe cette fois : «N’oubliez pas de penser à la chronologie. La photo d’un suspect ne peut pas se retrouver à la une des journaux dans la journée. Il faut du temps.»
Anita, elle, est gênée par un des personnages : une hackeuse maigrichonne qui lui rappelle trop la Lisbeth Salander de Stieg Larsson. «Fais-en plutôt une grosse blonde moche», suggère-t-elle. Leffe annote son manuscrit, en promettant de s’attaquer très vite au premier livre de la série Millénium, qu’il n’a toujours pas lu. Sa voisine de gauche, Lina Forss, a déjà publié deux romans et vient de terminer le troisième. Elle se moque de la passion des Suédois pour les cours. «C’est comme si on était incapable de faire quelque chose sans s’être assuré d’abord qu’on savait comment faire», dit-elle.
Mais tout le monde peut-il apprendre à écrire ? «Les cours ne feront certainement pas de n’importe qui un Henning Mankell, mais ils peuvent apporter des règles de base et certaines structures», estime le critique littéraire Johan Wopenka. Bertil Widerberg, fondateur du magazine Jury, consacré au roman policier, approuve : «Beaucoup pensent que les cours ne sont pas nécessaires. On a le talent ou bien on ne l’a pas. Mais, si on ne peut pas aider tout le monde à écrire un best-seller, je pense qu’on peut le faire pour quelques-uns.» L’idée d’enseigner le polar vient d’ailleurs de lui. En 1998, Bertil Widerberg contacte la maison d’édition Ordfront, qui organise déjà des ateliers d’écriture. Il veut inciter les femmes à se lancer dans le polar. «Elles représentaient la moitié du lectorat du roman policier, mais étaient très peu à en écrire.»
Les premiers cours leur sont donc réservés. L’ex-journaliste et critique littéraire Kerstin Matz et la romancière Ulla Trenter acceptent de s’en charger, s’allouant même les services d’un commissaire à la retraite. Ingemar Krusell a enquêté notamment sur l’assassinat, toujours non résolu, du Premier ministre suédois Olof Palme en 1986. Fan d’Ed McBain et d’Elizabeth George, il met en garde les élèves contre «les erreurs habituelles». La différence entre une interpellation et une mise en garde à vue. Les idées reçues sur les indices : «On pense par exemple que c’est facile de trouver de l’ADN, mais j’explique que ce n’est pas toujours le cas.»
«C’est mon mari qui m’a poussée à suivre des cours»
Le succès des cours a été tel qu’ils ont immédiatement proliféré. Il y en a pour tous les prix. Au printemps 2006, Camilla Läckberg animait une semaine de cours à Istanbul, avec la société Ordenrunt. Coût du voyage : 10 000 couronnes (930 euros). Un trimestre à la Folkuniversitet revient à 320 euros. Trois week-ends avec Ordfront à 450 euros. Et deux jours à Stockholm, avec Arne Dahl, à 80 euros.
Certains viennent, puis disparaissent sans laisser de trace. Kerstin Matz, 78 ans, se souvient par exemple de cette dame d’un certain âge, bourrée de talent, qui «avait écrit une histoire extraordinaire» pendant le cours. Depuis, elle n’a plus jamais fait parler d’elle. «Je continue pourtant à espérer tomber sur un de ses livres un jour», confie l’ancienne journaliste, grande admiratrice de Fred Vargas. Mais le succès ne dépend pas seulement du talent. Il faut aussi «beaucoup d’énergie et de volonté» pour finir un livre et le faire publier.
Anne Bovaller, 46 ans, n’en revient toujours pas d’avoir réussi. Son premier roman, la Chasse aux sangliers, sortira en août. Mère de trois enfants, elle travaille comme juriste dans une entreprise de services aériens. «C’est mon mari qui m’a poussée à suivre des cours. Il disait que je parlais trop et n’agissais pas assez.» Le prix, 450 euros, l’a fait hésiter. «C’est le coût d’un voyage.» En 2006, elle s’est finalement lancée. Un an plus tard, elle avait bouclé son premier livre. Elle a contacté une seule maison d’édition, Nordstedt, celle qui a découvert Stieg Larsson. Quelques semaines plus tard, elle signait son premier contrat. Et puis un deuxième, pour un second roman.
En France, Stieg Larsson et Camilla Läckberg sont publiés chez Actes Sud. Horreur boréale, d’Asa Larsson, chez Gallimard ; Stockholm noir, l’argent facile, de Jens Lapidus, chez Plon.